La Bourse est une drôle de bête. Elle semble parfois
se diriger à l’instinct, sans forcément tenir compte de la situation
économique.
La crise économique sévit en Europe mais les
bourses ont déjà récupérées ce qu’elles avaient perdu. Les États-Unis sont en
plein « Shutdown » (arrêt d’une partie de l’administration faute de
crédit budgétaire) mais les bourses montent ! Comment ne pas imaginer qu’il puisse y avoir un
décrochage entre l’activité économique et la Bourse ?
Dans cet article, j’irai encore plus loin et étendrai
le débat au marché des actifs (immobilier, actions,…). Et je ne suis pas le
seul à m’y intéresser : de nombreux économistes ont fait été état de cette
rupture avec d’un coté, une croissance faible et, de l’autre, une explosion de
certains patrimoines.
La théorie
Il existe mille et une façons d’évaluer le prix
d’une action ou d’un actif en général. Pour certains, c’est la méthode
d’actualisation des dividendes (modèle Gordon et Shapiro) ou l’actualisation
des flux de trésorerie disponible, pour d’autres c’est l’analyse de la
situation de l’entreprise (chiffres d’affaires,…), ou bien l’estimation de la
plus-value latente, etc…Le but ici n’est pas de les présenter mais d’afficher
la couleur : de nombreux économistes et financiers planchent, jour et
nuit, sur la manière de calculer le prix des actions.
D’un point de vue théorique, ces modèles
permettent d’utiliser les mathématiques pour fixer un prix. Il faut
généralement croiser les formules et les analyses pour arriver à quelque chose
de cohérent. Mais attention, dans l’économie mathématique, les hypothèses à la
base des modèles sont souvent très limitatives. Il est difficile de mettre un
nombre sur toutes les interactions humaines et encore plus de chiffrer tout et
n’importe quoi. Ce principe s’applique d’ailleurs aux sciences économiques toutes
entières, bien que cela s’oublie.
Il existe tellement de paramètres, dont certains
ne sont pas mesurables, qu’il est impossible de créer un modèle parfait :
la situation politique, la politique monétaire, le taux d’intérêt, le taux
d’inflation, la situation économique de l’entreprise, l’avenir de l’entreprise,
la croissance de son secteur, la volonté de distribuer des dividendes, la
culture, l’heure de la journée,...A cela s’ajoute le fait que certains actifs
progressent plus vite que d’autres en raison de progrès techniques ou de la raréfaction
des ressources naturelles.
Ces modèles permettent, tout au plus, de donner
une indication.
Un point qui a probablement favorisé cette
euphorie boursière est la politique du taux d’intérêt bas. La plupart des
banques centrales ont choisi une politique monétaire souple et ont même donné des signaux forts quant à la
durée de cette politique : le long terme. Ces taux influencent à la baisse
le rendement des actifs sûrs (dettes des États par exemple).
Ce flot de liquidités qui finit dans les banques
se dirige presque "naturellement" en Bourse et dans l’immobilier qui
offrent des taux de rendement plus alléchants.
Enfin, pour clore la partie technique, une
expression a récemment fait son apparition aux États-Unis pour
caractériser cette vigueur à toute épreuve des bourses : le « crisis
fatigue ». Simplement, cela signifie que les marchés en ont vu des vertes
et des pas mûres, si bien qu’il en faudrait vraiment beaucoup pour les faire
chuter.
Cette idée me rappelle tous ces débats sur la
nouvelle économie qu’on rabâche à chaque envolée des bourses : « ne
vous inquiétez pas, c’est normal si la bourse est complètement déconnectée de
la réalité économique : nous sommes entré dans une nouvelle Économie! ».
Malgré mon jeune âge, j’ai déjà entendu tellement de fois cette expression,
sans fondement, qu’on se croirait dans la fable d’Esope « le garçon qui
criait au loup ».
La logique
En toute logique, les rendements de la Bourse et
du capital devraient suivre la croissance économique, au moins sur le long
terme. En effet, comme le taux de croissance indique l’évolution de la
richesse, si le rendement du capital est supérieur à la croissance, cela
signifie qu’il y a déformation dans le partage de ces richesses.
Il y a quelques années, un des mes professeurs avait
jeté l’expression sur la table : « nous sommes dans une crise des
ciseaux ». Il faisait référence à l’effet ciseau dans les sciences de
gestion, lorsque les dépenses (charges) et recettes (produits) évoluent très
différemment. Pour lui, le rendement du capital et le taux de croissance évoluent
en opposition l’un de l’autre, ce qui serait la cause principale de la crise
actuelle.
En regardant ce graphique, on remarque que le
rendement du capital est plus élevé que la croissance. Autrement dit, les
revenus du capital augmentent plus vite que la croissance des richesses dans le
pays. Toutefois, on ne peut pas vraiment parler d’effet ciseau.
Il me paraît pertinent de rentrer dans le détail
du taux de rendement et d’en isoler deux composantes que sont le taux de
rendement boursier et le taux de rendement de l’immobilier (hors plus value) :
Dans le dernier livre de Thomas Piketty (le
capital au XXIème Siècle), la loi numéro 2 résumerait presque à elle seule la
logique d’ensemble. Il s’agit de l’équation r > g [où r est le taux de
rendement et g est le taux de croissance] : lorsque cette équation est
vraie, les revenus du capital deviennent prépondérants dans le revenu national
et le patrimoine se concentre. Et cela alors que le capital est déjà très concentré :
Ainsi sur le long terme, il suffit que le taux de
rendement du capital (4-5% dans l'immobilier hors plus-value et 6-8% en bourse)
soit supérieur à la croissance (entre 0 et 0,5% en France pour 2013) pour que
le capital prenne de l'ampleur : c'est mécanique !
Les gains de productivité et la demande étant
relativement faibles en ce moment, le capital va plutôt aller vers ce genre d’actifs
(immobiliers + boursiers) qui rapportent plus. C'est même un phénomène
d'accumulation qui s'auto-entretient car tout le monde s’attend à une hausse
continue. Ces croyances auto-réalisatrices et cette instabilité sont propres au
marché des actifs.
Mais il y a une limite : dans ce cercle
vicieux où les rendements du capital sont supérieurs à ceux de l’investissement
productif, la base industrielle est sapée petit à petit ; or, c’est sur
cette dernière que repose une partie de ces rendements !
Des conséquences sur l’économie réelle
Le graphique suivant présente le taux de profit
des entreprises après taxes mais avant intérêts et dividendes.
On constate que les entreprises françaises
souffrent d’une faible rentabilité (avant versement des dividendes), en
comparaison de leurs homologues étrangers. De plus, pour être attractives, les
grandes entreprises françaises ont pris l’habitude de distribuer de généreux
dividendes.
Pourquoi vous dis-je cela ? On parle de
compétitivité mais il ne faut pas aller bien loin pour comprendre que le manque
d’investissement qui en découle aura des conséquences négatives sur l’économie
réelle à moyen et long terme.
M. Volot, Vice-président du MEDEF, l’a clamé à
haute voix lors d’un débat à l’université d’été du MEDEF (et c’est une bonne
chose) :
« Les entreprises n'investissent pas assez. Est-ce que c'est la faute de l'Etat ? […] De vous à moi, on n'a pas une part de responsabilité là-dedans, non plus ? »
Tout cela me permet de rétablir le lien avec le titre
de cet article : c’est cette stratégie financière qui justifierait la
bonne santé de la bourse. Je m’explique. Grâce à la crise, les grandes entreprises ont
réussi à maintenir une politique de salaires faibles et même de profiter de la
croissance des émergents ; se faisant, elles peuvent verser de substantiels
dividendes, utiliser le cash pour racheter des actions et faire grimper le
cours des actions.
Est-ce que ce système est viable ? Je ne le
pense pas car cela affecte le marché de l’emploi, les salaires (surtout les
ménages modestes) et donc la consommation, qui est le moteur numéro un de la
croissance. Si le gâteau des richesses ne grandit plus (ou presque) et que le
rendement du capital reste toujours plus élevé que le taux de croissance, alors
le capital se concentrera toujours plus.
Pour Thomas Piketty, le rapport capital/revenu, qui
a tourné autour des 400% (= les patrimoines représentent environ 4 années de
revenu national) au XXe siècle, devrait quasiment doubler d'ici la fin du XXIe siècle (environ
700%). Il s’agit de prévisions mais cela semble tout à fait possible.
Est-ce qu'une telle organisation des richesses sera efficace ? Quelles
seront les conséquences sur la société ? Comment les politiques géreront
ces fortes inégalités ? Autant de questions qu’on peut se poser.
Dans l’immédiat, il me semble pertinent de mettre en œuvre une stratégie
industrielle au niveau français, ou mieux, à l’échelle européenne. Il ne faut
pas attendre que cela se fasse sur la base du volontariat, car le fer de lance
du MEDEF repose uniquement sur la baisse du coût du travail et l’allègement de
la législation du travail (entre autres : les licenciements et la
négociation individuelle). Seule la volonté politique permettra de dégripper la
compétitivité. Cet objectif de longue haleine ne peut être que le résultat d’un
plan concerté entre les entreprises et l’État.
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