Toujours en pleine saga de la croissance, nous allons nous atteler ce
soir au lien entre la croissance et sa répartition. Au départ, je pensais
intituler cet épisode « croissance et inégalités » mais cela donnerait
déjà le tempo.
Si vous avez déjà lu mes précédents articles sur ce blog, vous saurez
que la répartition des richesses est une question qui m’intéresse beaucoup. En
effet, il s’agit d’un thème récurrent de mes recherches bien que je considère
le terme de richesse dans un sens plus large que le PIB.
Un peu de théorie
Au début des années 50, Simon Kuznets se livra à des recherches et recueilli
les données disponibles en matière de répartition des revenus et du patrimoine.
Ses travaux, de grande qualité pour l’époque, permirent d’établir la Courbe de
Kuznets qui rapporte le niveau de revenu aux inégalités.
Que pouvons-nous en tirer ?
La hausse des inégalités apparaît être un phénomène naturel pendant la première
étape du développement d’une société. Elle serait une sorte de mal nécessaire
car, au fur et à mesure, les inégalités se résorbent naturellement.
Environ une décennie plus tard, Robert Solow établit un modèle
économique intitulé « sentier de croissance équilibre ». On peut en
tirer de très nombreux enseignements mais celui à retenir pour notre sujet est
que les richesses augmenteraient pour tous dans des proportions similaires. En
allant au bout de cette théorie, l’économie devrait atteindre un point d’équilibre,
sans croissance. Toutefois Robert Solow ne peut accepter cet état stationnaire
point et pense que les progrès technologique permettra toujours créer de la
croissance.
Dans le même temps est apparue l’idée du ruissellement (« trickle
down » en anglais) : à l’instar du cours d’eau qui s’écoule en petits
filets, la croissance ruissellerait naturellement vers tous les individus. En
d’autres termes, la création de richesses profiterait finalement à tous, au
moins sur le long terme.
Enfin, un peu partout dans le monde, nous pouvons constater un effet de
convergence : les pays pauvres et émergents rattrapent inévitablement la
frontière technologique mondiale. C’est un fait.
La croissance permet de réduire les inégalités…
Compte tenu des apports de ces grands économistes, il est évident que la
croissance profite à tous. La répartition se fait plus ou moins
naturellement soit à proportion égale à
long terme, soit sur la base du mérite (ceux qui prennent des risques).
Très souvent, les économistes vont citer des exemples de réussite spectaculaire,
comme la Chine, l’Inde ou l’Asie du Sud-est ; dans un précédent billet, je
citais une éminence grise qui criait haut et fort que les pauvres rêvent tous
de la croissance afin de sortir de la pauvreté. J’exagère sans doute, mais pour
ce genre d’économiste, la croissance résoudrait tous les problèmes de la
pauvreté et donc d’inégalité (car la pauvreté est relative : sans pauvre,
plus de riches ou presque). La croissance permettrait de faire converger les
revenus et les espoirs de ce monde. C’est pourquoi il faudrait tout mettre en
œuvre pour « libérer » la croissance.
Derrière l’idéologie de la croissance à tout prix que prônent certains
économistes, on perçoit la présence d’une main invisible. Leurs livres vantent les
vertus de la croissance (du PIB) à tort et à travers mais sans en expliquer le
fonctionnement.
…Mais pas obligatoirement
Il est complètement illusoire de considérer la croissance (du PIB)
comme LE remède universel. Comme indiqué à de très nombreuses reprises sur ce
blog, le PIB et la croissance ne représentent que des composantes du processus
de développement. Le fait d’organiser toute l’activité économique et politique
autour de la croissance peut entraîner des effets pervers sur notre société :
on en occulte alors des pans entiers.
1. Critiques de la courbe de Kuznets
Simon Kuznets est un pionnier de l’étude empirique des inégalités. Qu’on
soit bien clair tout de suite : je ne méprise pas ses études empiriques. Elles
sont remarquables mais d’un autre temps et surtout teintées d’une forte
idéologie datant de la guerre froide.
Lorsque Kuznets délivre ses déductions, le monde occidental est en
reconstruction et baigne dans une croissance exceptionnelle que nous
connaissons sous l’expression des trente glorieuses. Les guerres, les chocs économiques, les
innovations technologiques dans l’industrie et la création d’un système
social/fiscal ont, d’une part, remis les compteurs à zéros et, d’autre part, généré
des gains de productivité sans précédents…pour ne pas dire unique dans
l’Histoire. Soulignons ici que cette croissance était tirée par le rattrapage
de la frontière technologique – les Etats-Unis – par les pays européens.
La courbe de Kuznets a été élaborée dans ce contexte et on ne peut pas lui
reprocher ses conclusions. En effet, c’était les seules données disponibles à
l’époque mais la donne est différente aujourd’hui.
Les travaux de Kuznets n’expliquent pas certaines évolutions récentes
comme l’augmentation des inégalités dans les pays riches (avant et après crise).
La concurrence internationale, la volatilité du capital, la baisse de la
productivité suite à la tertiarisation de l’économie, la baisse du taux de
syndicalisation sont autant de facteurs non pris en compte (ou mineurs) dans
son analyse. Il faut pourtant constater que ces évènements ont bouleversés nos
sociétés. Les modèles mathématiques feraient presque oublier que l’économie est
une science sociale.
Enfin, en extrapolant ses résultats, on admettrait presque que les
inégalités soient un phénomène naturel et admis par tous, au moins au début.
2. Ruissellement ?
Une part non négligeable des théories économiques est bâtie sur l’homo œconomicus
et un raisonnement à agent représentatif : c'est-à-dire sous forme de
moyenne global, d’individu moyen ayant des revenu moyen dans un monde moyen (« toute
chose étant égale par ailleurs »).
Personne ne peut se reconnaître dans cet individu moyen et c’est bien
là le problème.
De telles hypothèses peuvent faire cracher des chiffres démontrant l’existence
d’un effet de ruissellement et d’en déduire que tout le monde profitera des
effets positifs de la croissance. Ce n’est malheureusement pas aussi simple que
cela.
Revenons sur Terre et prenons l’exemple de la situation actuelle :
le taux de rendement du capital (4-5% dans l'immobilier hors plus-value et 6-8%
en bourse) est supérieur au taux de croissance (entre 0 et 0,5% en France pour
2013). Comme les revenus du capital augmentent plus vite que les revenus du
travail, les patrimoines (immobilier, obligations,...) prennent des proportions
de plus en plus considérables. Or, on sait que 10% des ménages (les plus aisés)
possèdent environ 50% du patrimoine…Vous voyez où je veux en venir ? On
comprend vite que, dans une telle situation, le ruisseau de richesses se tarit
rapidement.
Dans la conjoncture actuelle et en l’absence d’actions extérieures, mieux
vaut avoir un patrimoine élevé et s'asseoir dessus.
L’adage selon lequel la croissance permet de révéler les génies, les
entrepreneurs et les talents paraît tout de suite moins crédible !
3. La convergence passe par le politique
On aurait bien tort de supposer que la croissance conduit
nécessairement à une convergence des économies vers la frontière technologique –
le confort à l’occidental ?
En premier lieu, la croissance peut créer des externalités négatives (pollution,
non-renouvellement des ressources naturelles, détérioration du niveau d’éducation
des générations futures, catastrophes,…) qui pourtant alimentent cette
croissance à court terme mais creusent les inégalités. Ce sont les politiques
qui permettent d’atténuer ces conséquences néfastes pour l’économie.
En deuxième lieu, le développement est nécessairement le produit d’une
volonté politique : il dépend de la formation, de l’éducation, de la
diffusion des connaissances et des compétences. Seul l’Etat peut le faire, via
un système de "redistribution efficace" (selon les termes de Thomas Piketty) :
c'est-à-dire en corrigeant les imperfections du marché, en réduisant les inégalités de revenu pour générer des
investissements productifs (de qualité et de long terme), en innovant et en
formant les Hommes qui créeront la croissance de demain. Les cas chinois et
indiens sont éloquents en la matière : ce n’est pas le capital étranger ou
la seule croissance qui a permis à leurs habitants de sortir de la pauvreté mais par
la volonté politique.
Enfin, les politiques ne disposent pas non plus de baguette magique et
décréter la croissance. Elle dépend de nombreux facteurs et reste fortement
liée à la notion de rattrapage : si un pays est déjà à la frontière
technologique mondiale avec une économie de services (peu de gains de
productivité) et une croissance démographique faible, alors il est peu
concevable d’obtenir des taux de croissance à 2 chiffres.
Ces inégalités ne remettent pas en cause les bienfaits de la révolution
industrielle en termes de médecine, d’information, de libertés,…Cependant cela
ne permet pas d’affirmer que la croissance est la seule raison d’une telle
réussite.
Il est extrêmement simpliste de prétendre que la croissance résoudrait
tous les maux de ce monde, dont les inégalités en font partie. Les pauvres ne
rêvent pas nécessairement à la croissance (comme l’a dit le prophète) mais
plutôt à l’égalité, l’accès au soin, le droit au logement, la sécurité,…En
raisonnant de la sorte, on met la charrue avant les bœufs.
La croissance (du PIB) est un agrégat économique mais force est de constater
que certains économistes le sacralisent pour des raisons idéologiques. Il s’agit
d’un problème de tableau de bord. C’est l’Humain qu’il faut placer au centre,
et non le seul progrès technologique, économique ou financier.
Les théories économiques citées plus haut admettent que les inégalités sont naturelles et même
nécessaires. N’importe quel observateur remarquerait que celles-ci peuvent
fluctuer y compris dans les pays avancés et sur le long terme.
Depuis la fin des trente glorieuses, les inégalités s’accroissent. Quand
s’asseoir sur un patrimoine rapporte plus que le travail, on peut se demander
quelles motivations pousseront à la prise de risque, à l’innovation et à l’entrepreneuriat ?
Si on voulait faire un lien de cause à effet – dans l’absurde –, pourquoi ne pas tenir cette hausse des
inégalités comme seule responsable de la baisse de la croissance ?
On en revient au besoin de volonté politique car c’est l’ingrédient
indispensable au redémarrage de l’économie. Et puis, tant qu’à faire, autant
mettre en avant des indicateurs mettant l’Humain en son centre et ensuite
diriger les politiques économiques vers ce (nouveau ?) paradigme. Cela
permettrait peut-être de reconnaître que des inégalités, fortes et sans
véritable motif, ne sont pas si désirables que ça.
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