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mercredi 30 octobre 2013

Saga de la croissance 5 - Croissance et Emploi

Emploioutai, Emploioutai : le marché de l’emploi est en crise, le taux de chômage augmente, le chômage de longue durée explose,…On entend qu’il faudrait de la croissance, baisser les impôts, diminuer le coût du travail, réduire la taille de l’État et faciliter les licenciements pour que cela aille mieux (concept de destruction-créatrice). Dit comme cela, cette potion me paraît bien amère et peu pertinente.
Cela nous amène au sujet du jour : quelle est le lien entre croissance et emploi ? Et si lien il y a, est-il systématique ?



Un peu de théorie

Le principe simplifié est le suivant : les gains de productivité permettent devenir plus compétitif et permettent aux entreprises de croître. Ces dernières peuvent affecter ces bouffées d’oxygène à l’investissement, à l’augmentation des salaires, à l’embauche, à la rémunération des actionnaires,…
Ce serait donc la croissance qui fait l’emploi. Dit autrement, sans croissance, pas d’emploi. En témoigne la violence des conséquences de la crise économique sur le marché de l’emploi.

Le graphique ci-dessous met en parallèle la croissance du PIB et la croissance du nombre d’emplois en France.


 Les deux courbes évoluent sensiblement de la même manière, bien que en décalage et dans des proportions différentes. Il est évident que le marché de l’emploi est sensible à la conjoncture, et donc à la croissance.
On estime que lorsque le taux de croissance français passe en dessous de la barre des 2% (taux de croissance potentielle de l’économie française), le chômage tend à augmenter.

Il faut savoir que le taux de croissance est composé de deux éléments : le taux d’évolution de la production par habitant et le taux d’accroissement de la population. C’est assez logique : si la population augmente de 1% (avec le même taux de chômage) et que le PIB par habitant reste stable alors le taux de croissance du PIB sera de 1% ; il n’y a pas de gains de productivité mais il y a plus de monde pour créer de la richesse.


La Loi d’Okun

Cette relation a été mise en équation par Arthur Okun à travers une loi éponyme : la loi d’Okun.
En appliquant cette loi pour la France, nous obtenons un coefficient compris entre 0,4 et 0,6 (en fonction de la durée de la période de référence) – nous prendrons 0,5. Et c’est là que cela devient intéressant : pour chaque point d’écart, en plus ou en moins, entre la croissance potentielle (les 2%) et la croissance réelle, le chômage est sensé progresser de 0,5 point (fonction inverse).

Application : le taux de croissance français prévisionnel pour 2013 est de +0,2%.
(2% - 0,2%) x 0,5 = 0,9
Selon la loi d’Okun, le chômage devrait progresser de 0,9 point. Comme fin 2012, le taux de chômage était de 10,1, il devrait s’établir à 11% (10,1+0,9).
Continuons les prévisions de Madame Irma : en 2014, les prévisions annoncent un +1% de croissance. Le chômage serait donc de [(2% - 1%) x 0,5] + 11 = 11,5% de chômage fin 2014.

Attention : le coefficient d’Okun est aussi influencé par la « rigidité » du marché du travail (législation,…) mais ce caractère n’est pas pris en compte dans la formule.

En suivant les préceptes d’Okun, il faudrait toujours plus de croissance.
Et pourtant…



La croissance est-elle la potion magique pour l’emploi ?

Le lien emploi-croissance est en réalité plus complexe.

Vous trouverez ci-dessous trois graphiques rapportant le taux de croissance à différents indicateurs de l’emploi, à différentes périodes pour différents pays. Les deux premiers rapportent le taux de croissance du PIB au taux de croissance de l’emploi, d’abord sur la période 1992-2003 (ce graphique-là n’est pas de moi) puis sur 2003-2012. Le dernier graphique met en parallèle taux de croissance et taux d’emploi (= le nombre de personnes en poste rapporté à la population active). 


Qu’est-ce qu’il en sort ? Rien ? 
Et bien oui.
Pour un même taux de croissance du PIB, création d’emplois et taux d’emploi divergent en fonction des pays. La relation croissance-emploi n’est pas directe et toute croissance n’est pas forcément synonyme d’emploi.


Les gains de productivité, pierre angulaire de la relation croissance et emploi ?

Rappelez-vous : la croissance se décompose en gains de productivité et en accroissement de la population.
Si la croissance est tirée par les gains de productivité et que la durée du travail reste la même, alors l’impact de la croissance sur l’emploi sera quasiment nul à court terme. Comme il faut moins de personnel pour effectuer les tâches, pourquoi embaucher ?

Cependant, les gains de productivité vont permettre d’augmenter les revenus de ceux en poste ou aux commandes des entreprises. Si 1/ils choisissent de ne pas épargner et si 2/l’investissement ou la consommation reste concentré au niveau national, alors il y aurait un effet positif sur l’emploi à moyen et long terme. Toutefois, il est difficile d’affirmer que la croissance de l’emploi suivra la croissance du PIB.
Cela dit, dans les autres cas (épargne, achats de biens importés,…), l’effet sur l’emploi sera nul.

Enfin, le secteur va aussi influencer les créations de l’emploi : à taux de croissance égal, certains secteurs créeront plus d’emplois que d’autres.

Le lien croissance et emploi n’est donc ni direct, ni instantané.


Enrichir la croissance en libéralisant le marché du travail : une vision idéologique ?

Certains économistes et essayistes vont prôner la libéralisation du marché du travail au nom du plein emploi. En flexibilisant l’emploi, l’offre et la demande feraient tout le travail ! C’est une vision utopique car :
   1/ Les salariés ne peuvent pas se reconvertir du jour au lendemain,
  2/ Les nouvelles compétences et qualifications ne seront pas disponibles d’un claquement de doigt,
   3/ Les Hommes ne sont pas aussi mobiles que le capital ou les biens,
  4/ On voudrait faire croire qu’en licenciant plus facilement, il y aurait moins de chômage. La tournure de la phrase peut faire rire mais il faut savoir qu’il est déjà très facile de rompre un CDI en France (contrairement aux CDD).
   5/ Les dommages du chômage, en particulier de longue durée, sont terribles au niveau individuel et collectif. Il est dangereux de toujours raisonner au niveau macroéconomique car on en perd notre humanité,
   6/ Durant le temps d’adaptation et de chômage à court terme, il faut bien financer les retraites, la Sécurité Sociale et les autres services publiques !
   7/ Où est l’intérêt de détruire les acquis sociaux (qui sont des gains !) pour créer de la richesse ? Ne devrait-on pas hisser l’humain au centre de l’Économie ? La richesse ne devrait être qu’une corollaire.



La croissance et la politique

Il apparaît que la croissance seule ne permettra pas de créer (durablement) des emplois.

De plus, selon la théorie économique, il faudrait 2% de croissance annuelle en France pour diminuer le chômage. Or le XXIe siècle risque d’être celui d’un renouement avec des taux de croissance faible. Avec la transition démographique, il est peu probable que les pays développés obtiennent des taux de croissance supérieurs à 1,5% par an.
Dans son rapport "Horizon 2060", l'OCDE estime un taux de croissance annuel moyen pour les pays de l'OCDE (les pays développés) compris entre 1,75 et 2,25 jusqu'en 2060, ce qui est très optimiste à mon goût, surtout avec un taux de fécondité très faible.
Robert Gordon pense que le taux de croissance sera inférieur à 0,5% pour la période 2050-2100 aux États-Unis mais on peut penser que cette prévision est assez pessimiste.

Dans de telles conditions, il est difficile de tout miser sur la croissance pour obtenir des emplois.

Le marché de l’emploi et l’activité économique en général doivent être accompagnés d’une politique volontariste. Les politiques doivent enrichir la croissance en emplois, par exemple en favorisant le partage du travail et non pas en laissant faire.
On pourrait même dire que c’est un choix de société car il pourrait y avoir du travail pour tous (hors chômage structurel, mais qui serait capable de l’évaluer correctement ?). Il pourrait même y avoir du travail même sans croissance avec les politiques adéquates.

Le temps du capital n’est pas le même que celui des Hommes et c’est le rôle de l’État de veiller au grain : l’Homme.

vendredi 25 octobre 2013

Saga de la croissance 4 - Croissance et Développement

Nous avons placé la croissance du PIB sur un piédestal jusqu’à parodier le gouvernement quand l’économie stagne (Le clip « Croissanceoutai » des Guignols de l’info, ça vous dit quelque chose ?).

On peut pourtant se demander s’il existe un lien entre développement et croissance. Après tout, la richesse d’un pays ne devrait pas se reconnaître à ses comptes en banque ou à son taux de prélèvement obligatoire mais plutôt à ses Hommes et ses Femmes. Quand je dis qu’il faudrait remettre l’humain au cœur des modèles économiques, je ne plaisante pas !
C’est pourquoi, j’ai cherché à identifier la présence d’un lien entre croissance et développement.


Ce que nous dit la théorie

Dans la théorie économique, la corrélation entre développement et croissance est presque évidente.

D’un coté, le développement apporterait la croissance sur le long terme : l’éducation, la santé et l’espérance de vie permettent de créer de nouvelles richesses.

De l’autre, la croissance permettrait de financer le développement, les amélioration et/ou changements dans les modes de vie.



Comment mesure-t-on le développement ?

Le développement est une notion subjective.
En effet, chacun d’entre nous possède une vision différente du développement. Toutefois, il est possible d’extraire un socle commun : la santé, l’éducation, l’espérance de vie, la liberté d’expression, l’égalité homme-femme, etc… Tout cela se révèle être un amas d’éléments abstraits et difficilement chiffrables (le « Doux ») ; il faut donc effectuer des choix qui ne sont pas sans importance sur le résultat.

Doit-on y inclure des valeurs telles l’égalité des sexes ou du niveau de démocratie ? En fait, il existe derrière la notion de développement, une pesanteur culturelle qui oblige à choisir un dénominateur commun peu poussé. C’est pourquoi, les indicateurs de développement dégagent tous une vision globale mais tronquée.
 
Il existe de nombreux indicateurs, comme toujours, mais pour des raisons de simplicité, je n’évoquerai que l’IDH (Indicateur de Développement Humain).


L'IDH

L’IDH n’est pas un indicateur parfait (mais en existe-t-il en Economie ?) mais il permet d’avoir un aperçu rapide du développement dans le monde.
L’IDH est un indicateur composite : il synthétise des indicateurs liés à l’espérance de vie, le niveau d’éducation et le revenu par habitant.
Il débute à 0 (développement faible) et va jusqu’à 1 (développement maximal), ce qui permet d’établir des comparaisons entre pays.
Le schéma ci-dessous me paraît plutôt clair pour illustrer les différentes composantes de l’IDH :
 


L’IDH en Action

Qui sont les champions de l’IDH ? Le haut du classement (ici les 20 premiers) est composé quasi-exclusivement de pays dits riches ou développés, avec une forte représentation des pays nordiques.

Le nuage de points ci-dessous permet de mettre en évidence le lien qui existe entre le PIB par tête et l’IDH. La courbe de tendance (en vert) indique très clairement qu’il existe une forte corrélation entre les deux. Le principe serait le suivant : plus un pays est riche (en PIB), plus il est développé (en termes d’IDH).


Ce n’est en soit pas étonnant car le PIB (Produit Intérieur Brut) est une notion très proche du RNB (Revenu National Brut), indicateur entrant dans la composition de l’IDH.
J’ouvre une –brève– parenthèse technique pour ceux qui le souhaitent : [le RNB est égal à la somme du PIB et du solde des revenus extérieurs (avec l’étranger). Or, le solde des flux primaires avec le reste du monde étant généralement faible, RNB et PIB sont souvent proches.]
 Il est donc logique de trouver une corrélation entre les deux car l’IDH est un indicateur composite intégrant une variante du PIB. Evidemment, les autres indicateurs entrants dans le calcul de l’IDH (ceux de la santé, de l’éducation,…) pourraient changer la donne mais ce n’est apparemment pas le cas quand on regarde ce nuage de points.

Toujours sur ce graphique, on peut noter l’existence de quelques extra-terrestres comme le Qatar, le Luxembourg, le Koweït,… : ce sont soit des paradis fiscaux, soit des pays pétroliers.

Cela me permet de vous faire remarquer que l’IDH n’intègre pas de notions d’égalité entre sexes, de répartition des revenus ou encore de pauvreté. Ainsi, les revenus (anormalement) élevés de ces pays permettent de les faire grimper dans le classement et d’en oublier qu’on mesure le développement.




Les limites du lien Croissance-Développement

Croissance = Développement ?

La première limite de ce lien se trouve dans la définition même du développement.
Si je vous dis que la croissance seule ne permet d’entraîner un développement vertueux, il faudrait avant tout être d’accord sur la notion de développement.

Prenons le cas du Qatar ou du Koweït. Malgré des revenus extrêmement importants à l’échelle du pays (d’où un IDH élevé), peut-on dire que nous avons affaire à des nations modèles ?
L’IDH donne une vision pondérée de l’éducation, du revenu et de la santé. Un revenu élevé peut permettre d’écraser les deux autres composantes (éducation, santé) et d’élever l’IDH. Cela pose problème car aucune indication n’est donnée sur sa répartition ; les pays pétroliers, très présents dans le haut du classement de l’IDH, sont des modèles d’inégalités avant d’être des modèles de développement. Seuls quelques individus profitent des bienfaits de la croissance pendant que la population vit très difficilement.
Cela dit, on retrouve ce problème dans tous les indicateurs uniques fonctionnant sur un système de moyennes.

Enfin, l’IDH ne prend pas en compte de critères écologiques ou de soutenabilité. Un pays qui détruirait son patrimoine naturel (en polluant par exemple), peut voir son IDH exploser alors que l’avenir de la nation est en danger.



Croissance = Développement pour toujours ?

Cela nous amène à la deuxième limite du lien entre croissance et développement : la croissance n’enclenche pas nécessairement de développement vertueux. L’inverse paraît plus crédible.

Le graphique ci-dessous met en parallèle le taux de croissance de l’économie française (PIB) et celui de son IDH. Je reconnais que la série est courte mais je ne dispose malheureusement pas d’autres données.

Vous admettrez que la corrélation entre les deux n’est pas évidente ici. On peut en déduire que la croissance du PIB ne permet de développer une nation que sous certaines conditions.  
Et encore, vous n’avez pas tout vu. Vous trouverez ci-après la mise en parallèle de l’IDH et de la croissance du PIB (par habitant) pour différents pays (choisis au hasard, sur différents continents et avec des modèles économiques/politiques différents). 

Aucune tendance ne semble sortir du lot.

Le développement, tout comme la croissance d’ailleurs, ne se décrète pas, mais une chose les relie : le contexte institutionnel. Les politiques ont un rôle essentiel dans le développement. Dit autrement, c’est le cadre institutionnel qui enclenche et canalise aussi bien croissance que développement.
Bien que la croissance permette de générer des revenus supplémentaires, seuls un gouvernement progressiste permettra de mettre en œuvre une politique de développement.
Imaginez un pays au revenu élevé mais où une élite s’accaparerait le produit de la croissance et ferait tout pour asseoir leur pouvoir. Il peut y avoir développement, mais pour autant il faudrait se pencher sur le pourquoi du comment. Chose que l’IDH ne permettra de faire (ou même de constater !).
 A l’inverse, un pays avec peu de croissance mais où les fruits de cette dernière sont répartis de manière efficace engendreront des améliorations des conditions de vie.



Construire son propre indicateur

Le site internet du PNUD offre la possibilité de construire soi-même son indicateur. C’est par ici :

Vous trouverez le mien ci-dessous où j’ai intégré différentes données supplémentaires (inégalités, égalité des sexes,…) et volontairement minoré le poids des revenus par habitants pour éviter l’effet « paradis fiscal ». Les pays nordiques sont clairement devant avec cet indicateur « personnel ».
PS : J’aurais bien voulu y intégrer la notion de bien-être ou de soutenabilité mais ce n’est malheureusement pas possible.

Voir en plein écran

mercredi 16 octobre 2013

La Journée de Libération Fiscale (Tax Freedom Day)

La journée de libération fiscale est un concept qui part du principe que nous travaillons une partie de l’année pour l’État à cause des impôts et des taxes. En rapportant le cumul de tous nos impôts à notre revenu, on pourrait déterminer le nombre de jours dédiés au financement de l’État puis la date à partir de laquelle nous serions « libres ».
  


Formule et théorie

Il n’y a pas de formule reconnue mondialement mais cet indicateur se calcule généralement de la manière suivante :

Taux d’imposition moyen x 365 jours

Le taux d’imposition moyen, c’est quoi ?

Sur la base d’une année, nous recevons un revenu et nous payons un certain montant d’impôts et de taxes. Le taux d’imposition moyen (ou taux de pression fiscale) est le rapport entre le montant de ces prélèvements et de nos revenus. Présenté ainsi, cela paraît simple – mes impôts divisés par mes revenus – mais la méthodologie est bien plus subjective qu’on le croirait.

En France, l’institut Molinari, d’orientation libérale,  le calcule en rapportant le « taux de socialisation et d’imposition réel » [un agrégat de taxes et d’impôts sur les particuliers] au « salaire complet moyen » [le cumul du salaire moyen net, des cotisations salariales et patronales].
On apprend alors que le salarié français moyen travaillerait 206 jours par an pour l’Etat, ce qui signifie qu’il est « libéré » à partir du 26 juillet au soir.


Critiques de la méthode de calcul et du rapport « Fardeau social et fiscal de l’employé moyen »

Comme je le dis souvent, en économie il est très facile de produire des chiffres pour influencer les médias et les lecteurs. Et ce rapport n’échappe pas à la règle.
La formule utilisant le « taux de socialisation et d’imposition réel » sur « salaire complet » est un parti pris.


Le « taux de socialisation et d’imposition réel » est un mélange de divers taxes et impôts : charges sociales et salariales, impôt sur le revenu et TVA. Dans cet amas de taxes diverses et variées, les assiettes, les taux et l’assujettissement ne sont pas comparables. On en revient presque à faire des additions de carottes et de choux.
Prenons l’exemple d’inclure les cotisations patronales dans le calcul : les auteurs du rapport estime que la distinction entre les cotisations salariales et patronales est « trompeuse » et « n’a aucun sens économique ». Les cotisations sociales, c’est le coût du salarié pour l’entreprise, point barre, l’entreprise n’a pas à intervenir là-dedans. Je ne dis pas que le raisonnement est complètement faux mais qu’il est subjectif.

En complément de l’exemple précédent, le salaire super-brut (ou complet) sous-entend l’idée que si l’État ne prélevait plus de cotisations, les employeurs verseraient l’intégralité du salaire (super-brut) aux salariés. On nage en pleine utopie.
De plus, ce salaire dit « complet » n’intègre pas les revenus dus à la politique de redistribution de l’État.

Cette méthode de calcul exclut de fait le coût des services publics payé à travers les prélèvements. Elle considère aussi le système de retraite par répartition comme une charge pour le salarié. Autrement dit, dans un pays où le système de retraite et l’assurance maladie seraient privatisés, leurs coûts ne seraient pas pris en compte, ou du moins seraient considérés comme du revenu disponible.

Enfin, de nombreux termes (« net », « réel », « complet ») créent un faux sentiment de précision. En réalité, le rapport de l’institut Molinari est une mine d’approximations et d’interprétations libérales. On pourrait citer le « pouvoir d’achat réel » qui ne tient pas compte des revenus issus de la redistribution de l’État, des services publics ou de la sécurité sociale dont nous pouvons profiter en échange des impôts.

Dans ces conditions, l’intérêt du Jour de libération fiscale me paraît bien faible.

Quelque part, ce n’est pas surprenant et le titre du rapport est éloquent en la matière : « Fardeau social et fiscal de l’employé moyen ».
L’édition 2013 est une bible justifiant une croisade contre l’infâme Etat : « pression fiscale », « dérapages récurrents », « limitant la liberté » et « liberté d’utiliser, comme il veut, son pouvoir d’achat [sous-entendu que le salarié n’est pas libre, un peu comme les serfs au moyen-âge], « champions de la fiscalisation », « la France a un profil atypique et peu enviable », « il conviendrait en bonne logique de réduire en parallèle le niveau global  de la fiscalité […] pour des politiques dites de flat tax [= un taux d’imposition identique pour tous, par exemple tout le monde doit payer 10% d’impôt quelque soit le revenu]…Et la cerise sur le gâteau : « les augmentations d’impôts ont des effets dissuasifs, en incitant une partie des ménages à se retirer du marché du travail, en réduisant leur activité ou la rendant moins visible »...Cette dernière réplique est jetée sur le papier en toute simplicité, sans aucune justification et en conclusion d’un paragraphe. Allez demander au français moyen s’il souhaite se retirer volontairement du marché du travail en ce moment !



Critiques de l’indicateur en lui-même

La fiscalité des nations est complexe et chacun a une vision différente de l’Économie : c’est pourquoi personne ne peut s’entendre sur la façon de calculer le jour de libération fiscale.
Quoiqu’il en soit, cet indicateur est, par nature, biaisé et n’a pas beaucoup de sens (hormis celui qu’on veut lui donner).

1/ Il sous-entend que le salarié travaille pour l’Etat et que cet argent est perdu à l’instar du tiers-Etat qui devait travailler un certain nombre de mois pour le roi fort dépensier.
Or l’État ne détruit pas l’argent de l’impôt: les recettes permettent de rémunérer des fonctionnaires mais surtout de financer les retraites, la sécurité sociale, la redistribution et les services publics en général : hôpitaux, écoles,…Des économies sont possibles, évidemment, mais on aurait tort de jeter le bébé avec l’eau du bain.

2/ Les éléments à prendre en compte dans la formule sont arbitraires : il existe mille et une façons de calculer le jour de libération fiscale. Rien ne justifie l’utilisation d’une méthode plutôt qu’une autre. Dans le cas présent, c’est l’interprétation libérale de l’Économie qui sert de base. Le fait de ne pas prendre en compte la redistribution et le coût pourtant inclus des services publics fausse la réalité.

3/ Ce calcul favorise mécaniquement toutes les privatisations. Qui plus est, comme il n’y a pas de cadre, il est aisé de manipuler le résultat. On en revient à l’idéologie où la croyance devient une certitude.
Ici, la méthodologie dénigre le rôle de l’État et incite très fortement à la privatisation : les bénéfices des redistributions (allocations, aides…) et de la gratuité (ou du coût réduit) des services publics ne sont pas pris en compte ; à l’inverse, les prélèvements finançant ce choix de société, le sont ! Ainsi, un pays qui aurait privatisé ses retraites, ses hôpitaux et ses écoles serait mécaniquement un champion alors que le coût financier et social à payer serait probablement plus élevé.
Comme le jour de libération fiscale doit être le plus tôt possible, il faudrait tout privatiser ! Peu importe la solidarité, le modèle social, les inégalités et le bien-être de la population.

4/ L’utilisation de moyennes donne l’impression que tout le monde paie des impôts de manière identique : on a l’impression de se reconnaître dans cet individu moyen alors qu’il n’existe pas. Certains paient plus d’impôts que d’autres, d’autres ont les moyens d’y échapper, d’autres sont trop modestes pour l’IRPP mais devront payer la TVA,…

5/ Un des objectifs implicites de cet indicateur est de classer les pays pour les comparer entre eux et encourager le dumping fiscal/social. Ce comparatif crée inévitablement des « champions de la fiscalisation » et des pays à suivre. On en oublie tout des pays en question : la culture, la taille, la population, la qualité des services publics, les infrastructures, l’avenir à préparer, l’ascenseur social,…En plus, comme aucun pays n’utilise les mêmes modalités de calcul, la compétition du moins-disant fiscal est complètement faussée.
D’ailleurs, il suffit de jeter un coup d’œil sur les médaillés pour comprendre l’idéologie du rapport : Chypre, l’Irlande et Malte. Que des paradis fiscaux ! Que des petits pays qui ont marqué (négativement) l’actualité économique ces dernières années ! Que des pays sous perfusion européenne ! Et ce seraient eux, les modèles à copier ?



Conclusion

Dans ce rapport, on note beaucoup d’approximations et d’allusions suspicieuses sur l’État mais le lecteur n’en retiendra, malheureusement, que la fatidique date du 26 juillet (sic). C'est un triste moyen de marquer les médias et l'actualité.
En suivant cette logique, une privatisation complète de l’État créerait le meilleur des mondes : adieu la solidarité et bonjour l’inégalité maximale.
En se référant aux données de l’OCDE, le taux de prélèvement net de transfert [intégrant l’effet redistributif de l’État] serait de 17% environ. En appliquant la formule (17% x 365 jours) , le jour de libération fiscale serait plutôt le 2 ou 3 mars ! Etonnant n’est-ce pas ?

Bref, les modalités de calcul du Jour de Libération Fiscale se base sur des moyennes d’indicateurs choisis arbitrairement (dans un but idéologique ?) et n’apporte pas d’eau au moulin. Il ne sert pas à grand-chose.
Pire : il occulte complètement le fait que le taux de pauvreté repart à la hausse depuis 2008 alors que le niveau de vie des plus aisés augmente très rapidement.

Taux de pauvreté en France en % suivant le seuil : 50 ou 60% du niveau de vie médian(= revenu net où 50% des salariés gagne plus tandis que l'autre moitié gagne moins)





Se concentrer sur l’humain et l’avenir

Le berceau culturel des États-Unis est à l’origine de la création de la Tax Freedom Day. Or, le pays de l’oncle Sam a longtemps appliqué un taux d’imposition marginal [la plus haute tranche d’imposition] très élevé : la plus haute tranche d’impôt sur le revenu était supérieur à 70% et ce, pendant près de 50 ans ! Elle a même grimpé jusqu’à 91% sans faire tomber l’Amérique en désuétude. Au contraire. Ce taux confiscatoire concernait évidemment les très hauts revenus pour lesquels il n’existe plus de lien avec le niveau de compétence, d’innovation ou d’entrepreneuriat.
Comment plaindre le centième de la population qui détient aujourd’hui 46% du patrimoine mondial ?
N’est-ce pas là pas un manque de compétitivité et une incitation à l’attente ?

Thomas Piketty déclarait dans une interview dans Alternatives Économiques (n° 328) :
« Plus la concurrence est "pure" et plus le marché du capital est "parfait", au sens des économistes, plus les inégalités patrimoniales ont de chances d'être grandes. »
Ces inégalités atteindront un jour un niveau maximum mais comme le seuil du début du XXe siècle est encore loin et que le capital peut facilement se concentrer…il reste de la marge.

Pour libérer la compétitivité, on pourrait imaginer une taxe mondiale sur les patrimoines comme le demande Thomas Piketty. Cela permettrait d’éviter que le taux de rendement du capital ne dépasse la croissance et détruise durablement l’esprit d’innovation et d’entrepreneuriat.

vendredi 11 octobre 2013

La rupture Economie réelle-Bourse-Capital

La Bourse est une drôle de bête. Elle semble parfois se diriger à l’instinct, sans forcément tenir compte de la situation économique.
La crise économique sévit en Europe mais les bourses ont déjà récupérées ce qu’elles avaient perdu. Les États-Unis sont en plein « Shutdown » (arrêt d’une partie de l’administration faute de crédit budgétaire) mais les bourses montent !  Comment ne pas imaginer qu’il puisse y avoir un décrochage entre l’activité économique et la Bourse ?

Dans cet article, j’irai encore plus loin et étendrai le débat au marché des actifs (immobilier, actions,…). Et je ne suis pas le seul à m’y intéresser : de nombreux économistes ont fait été état de cette rupture avec d’un coté, une croissance faible et, de l’autre, une explosion de certains patrimoines. 



La théorie

Il existe mille et une façons d’évaluer le prix d’une action ou d’un actif en général. Pour certains, c’est la méthode d’actualisation des dividendes (modèle Gordon et Shapiro) ou l’actualisation des flux de trésorerie disponible, pour d’autres c’est l’analyse de la situation de l’entreprise (chiffres d’affaires,…), ou bien l’estimation de la plus-value latente, etc…Le but ici n’est pas de les présenter mais d’afficher la couleur : de nombreux économistes et financiers planchent, jour et nuit, sur la manière de calculer le prix des actions.

D’un point de vue théorique, ces modèles permettent d’utiliser les mathématiques pour fixer un prix. Il faut généralement croiser les formules et les analyses pour arriver à quelque chose de cohérent. Mais attention, dans l’économie mathématique, les hypothèses à la base des modèles sont souvent très limitatives. Il est difficile de mettre un nombre sur toutes les interactions humaines et encore plus de chiffrer tout et n’importe quoi. Ce principe s’applique d’ailleurs aux sciences économiques toutes entières, bien que cela s’oublie.
Il existe tellement de paramètres, dont certains ne sont pas mesurables, qu’il est impossible de créer un modèle parfait : la situation politique, la politique monétaire, le taux d’intérêt, le taux d’inflation, la situation économique de l’entreprise, l’avenir de l’entreprise, la croissance de son secteur, la volonté de distribuer des dividendes, la culture, l’heure de la journée,...A cela s’ajoute le fait que certains actifs progressent plus vite que d’autres en raison de progrès techniques ou de la raréfaction des ressources naturelles.
Ces modèles permettent, tout au plus, de donner une indication.

Un point qui a probablement favorisé cette euphorie boursière est la politique du taux d’intérêt bas. La plupart des banques centrales ont choisi une politique monétaire souple et  ont même donné des signaux forts quant à la durée de cette politique : le long terme. Ces taux influencent à la baisse le rendement des actifs sûrs (dettes des États par exemple).
Ce flot de liquidités qui finit dans les banques se dirige presque "naturellement" en Bourse et dans l’immobilier qui offrent des taux de rendement plus alléchants.

Enfin, pour clore la partie technique, une expression a récemment fait son apparition aux États-Unis pour caractériser cette vigueur à toute épreuve des bourses : le « crisis fatigue ». Simplement, cela signifie que les marchés en ont vu des vertes et des pas mûres, si bien qu’il en faudrait vraiment beaucoup pour les faire chuter.
Cette idée me rappelle tous ces débats sur la nouvelle économie qu’on rabâche à chaque envolée des bourses : « ne vous inquiétez pas, c’est normal si la bourse est complètement déconnectée de la réalité économique : nous sommes entré dans une nouvelle Économie! ». Malgré mon jeune âge, j’ai déjà entendu tellement de fois cette expression, sans fondement, qu’on se croirait dans la fable d’Esope « le garçon qui criait au loup ».



La logique

En toute logique, les rendements de la Bourse et du capital devraient suivre la croissance économique, au moins sur le long terme. En effet, comme le taux de croissance indique l’évolution de la richesse, si le rendement du capital est supérieur à la croissance, cela signifie qu’il y a déformation dans le partage de ces richesses.

Il y a quelques années, un des mes professeurs avait jeté l’expression sur la table : « nous sommes dans une crise des ciseaux ». Il faisait référence à l’effet ciseau dans les sciences de gestion, lorsque les dépenses (charges) et recettes (produits) évoluent très différemment. Pour lui, le rendement du capital et le taux de croissance évoluent en opposition l’un de l’autre, ce qui serait la cause principale de la crise actuelle.

En regardant ce graphique, on remarque que le rendement du capital est plus élevé que la croissance. Autrement dit, les revenus du capital augmentent plus vite que la croissance des richesses dans le pays. Toutefois, on ne peut pas vraiment parler d’effet ciseau.
Il me paraît pertinent de rentrer dans le détail du taux de rendement et d’en isoler deux composantes que sont le taux de rendement boursier et le taux de rendement de l’immobilier (hors plus value) :
 

Dans le dernier livre de Thomas Piketty (le capital au XXIème Siècle), la loi numéro 2 résumerait presque à elle seule la logique d’ensemble. Il s’agit de l’équation r > g [où r est le taux de rendement et g est le taux de croissance] : lorsque cette équation est vraie, les revenus du capital deviennent prépondérants dans le revenu national et le patrimoine se concentre. Et cela alors que le capital est déjà très concentré :


Ainsi sur le long terme, il suffit que le taux de rendement du capital (4-5% dans l'immobilier hors plus-value et 6-8% en bourse) soit supérieur à la croissance (entre 0 et 0,5% en France pour 2013) pour que le capital prenne de l'ampleur : c'est mécanique !
Les gains de productivité et la demande étant relativement faibles en ce moment, le capital va plutôt aller vers ce genre d’actifs (immobiliers + boursiers) qui rapportent plus. C'est même un phénomène d'accumulation qui s'auto-entretient car tout le monde s’attend à une hausse continue. Ces croyances auto-réalisatrices et cette instabilité sont propres au marché des actifs.

Mais il y a une limite : dans ce cercle vicieux où les rendements du capital sont supérieurs à ceux de l’investissement productif, la base industrielle est sapée petit à petit ; or, c’est sur cette dernière que repose une partie de ces rendements !



Des conséquences sur l’économie réelle

Le graphique suivant présente le taux de profit des entreprises après taxes mais avant intérêts et dividendes.
 

On constate que les entreprises françaises souffrent d’une faible rentabilité (avant versement des dividendes), en comparaison de leurs homologues étrangers. De plus, pour être attractives, les grandes entreprises françaises ont pris l’habitude de distribuer de généreux dividendes.
Pourquoi vous dis-je cela ? On parle de compétitivité mais il ne faut pas aller bien loin pour comprendre que le manque d’investissement qui en découle aura des conséquences négatives sur l’économie réelle à moyen et long terme.

M. Volot, Vice-président du MEDEF, l’a clamé à haute voix lors d’un débat à l’université d’été du MEDEF (et c’est une bonne chose) :
« Les entreprises n'investissent pas assez. Est-ce que c'est la faute de l'Etat ?  […] De vous à moi, on n'a pas une part de responsabilité là-dedans, non plus ? »
Tout cela me permet de rétablir le lien avec le titre de cet article : c’est cette stratégie financière qui justifierait la bonne santé de la bourse. Je m’explique. Grâce à la crise, les grandes entreprises ont réussi à maintenir une politique de salaires faibles et même de profiter de la croissance des émergents ; se faisant, elles peuvent verser de substantiels dividendes, utiliser le cash pour racheter des actions et faire grimper le cours des actions.

Est-ce que ce système est viable ? Je ne le pense pas car cela affecte le marché de l’emploi, les salaires (surtout les ménages modestes) et donc la consommation, qui est le moteur numéro un de la croissance. Si le gâteau des richesses ne grandit plus (ou presque) et que le rendement du capital reste toujours plus élevé que le taux de croissance, alors le capital se concentrera toujours plus.
Mais jusqu’à où ?

Pour Thomas Piketty, le rapport capital/revenu, qui a tourné autour des 400% (= les patrimoines représentent environ 4 années de revenu national) au XXe siècle, devrait quasiment doubler d'ici la fin du XXIe siècle (environ 700%). Il s’agit de prévisions mais cela semble tout à fait possible.

Est-ce qu'une telle organisation des richesses sera efficace ? Quelles seront les conséquences sur la société ? Comment les politiques géreront ces fortes inégalités ? Autant de questions qu’on peut se poser.

Dans l’immédiat, il me semble pertinent de mettre en œuvre une stratégie industrielle au niveau français, ou mieux, à l’échelle européenne. Il ne faut pas attendre que cela se fasse sur la base du volontariat, car le fer de lance du MEDEF repose uniquement sur la baisse du coût du travail et l’allègement de la législation du travail (entre autres : les licenciements et la négociation individuelle). Seule la volonté politique permettra de dégripper la compétitivité. Cet objectif de longue haleine ne peut être que le résultat d’un plan concerté entre les entreprises et l’État.